Les fêtes de fin d’année approchent et déjà le foie gras est sur toutes les lèvres. Tandis que les uns salivent, les autres montent au créneau pour dénoncer une nouvelle fois une pratique jugée si cruelle qu’elle est interdite dans notre pays depuis plus de 40 ans. Visite dans les coulisses d’une industrie controversée avec Jérôme Dumarty.
Quelle est la vie d’un caneton ou d’un oisillon destiné au gavage ?
Jérôme Dumarty : Pour l’immense majorité des oiseaux utilisés par l’industrie du foie gras, les différentes étapes sont les suivantes.
Les cannes destinées à la reproduction, le plus souvent des cannes de Pékin, sont inséminées artificiellement avec du sperme de canard de Barbarie. Le croisement ainsi obtenu est celui qui a été sélectionné par la filière comme étant le plus rentable. Il s’agit des canards mulards, qui grandissent très vite et deviennent presque aussi gros que des oies. Ces inséminations ne se font pas sans douleur, ainsi qu’on peut le voir sur les vidéos de L214.
Les œufs issus de ces inséminations sont ensuite couvés dans des couvoirs industriels, c’est-à-dire dans des armoires chauffées, où les paramètres sont calibrés pour obtenir une éclosion au jour voulu.
Le jour de leur naissance, les canetons sont triés afin d’éliminer ceux qui ne sont pas conformes : les femelles sont toutes éliminées ainsi que certains mâles jugés non conformes. C’était le cas de nos petits protégés, Jay et Joy, deux petits mâles non conformes (Jay trop noir et Joy trop petit).
Donc contrairement aux élevages de poules pondeuses, ce sont les femelles qui sont tuées, par broyage le plus souvent. Dans certains cas elles sont gardées pour être vendues comme canettes à rôtir. Les femelles ne vivent pas un jour, au mieux quelques jours dans le cas des canettes à rôtir...
Pour les plus courageux, voir la vidéo de L214 sur les couvoirs de la filière foie gras.
Pour les canards qui passent cette première étape du sexage, la suite n’est guère plus réjouissante…
Comme ils sont destinés à vivre entassés, comme dans tous les élevages industriels, on leur brûle le bout du bec pour éviter les comportements d’agression entre eux. C’est ce que la filière appelle l’épointage du bec. Il faut savoir que cette partie du bec est une des plus importantes pour le canard, qui se sert de son bec pour tout faire : du lissage de ses plumes à la recherche de nourriture… Lui ôter cette partie du bec reviendrait pour un humain à lui couper les premières phalanges des doigts de la main ! Cette mutilation a lieu juste après le sexage, soit le jour de leur naissance.
Les canetons sont ensuite emmenés dans des fermes d’engraissement, où ils resteront jusqu’à l'âge de trois mois. Pendant cette phase, ils atteignent leur taille adulte.
Pour optimiser le processus d’engraissement lors de la phase suivante, le gavage, les canards subissent un pré-gavage : des périodes de jeûne suivies de périodes de surabondance de nourriture où ils se gavent d’eux-mêmes, à cause de la période de privation précédente.
Lorsque la filière montre les élevages, c’est toujours des canards en phase de pré-gavage, car c’est le seul moment où on peut les voir se déplacer librement, parfois en extérieur, mais jamais sur un plan d’eau.
Ils sont bien sûr tous du même âge, alors que ce sont des animaux sociaux qui ont besoin d’apprendre de leur mère comment se nourrir, comment nager, se nettoyer, etc. Les groupes dans lesquels ils se retrouvent en élevage sont bien trop grands pour qu’ils puissent tisser des liens sociaux adéquats.
La phase suivante est la phase de gavage, celle qui est la plus polémique. Cette pratique est interdite dans de nombreux pays, dont la Suisse depuis 1978, pour des raisons de cruauté envers les animaux.
Les canards sont mis dans des cages, dans des halles où le plus souvent il y a 2’000 individus. Jusqu’en 2015, les cages étaient individuelles, mais celles-ci ont été remplacées par les cages collectives depuis. Le but des cages est de permettre au gaveur de saisir facilement la tête du canard.
Les cages individuelles le permettaient, car seule la tête du canard dépassait des barreaux, et celles-ci étaient assez petites pour empêcher tout mouvement.
Les cages collectives ont été introduites pour que la filière se conforme, partiellement, à une Recommandation du Conseil de l’Europe (1999). Elles comptent cinq ou six canards. La partie supérieure de la cage s’abaisse sur les canards, les plaquant ainsi au sol. Seule la tête dépasse des barreaux, permettant ainsi au gaveur de la saisir sans difficulté. Avec ce système, la filière ne perd presque pas en rendement par rapport aux cages individuelles.
En outre, les cages sont grillagées et blessent grièvement les pattes palmées des canards.
Le gavage en lui-même a lieu deux fois par jour pendant douze à quinze jours. Une purée de maïs (maïs et eau) est envoyée dans le jabot de l’animal à l’aide d’un tube de 30 cm que l’on appelle l’embuc. La purée de maïs est poussée par une pompe hydraulique. Ainsi, entre 300 et 400 g de maïs sont introduits de force dans le jabot (poche pré-stomacale) du canard en quelques secondes. L’équivalent pour un humain serait d’ingérer plus de 10 kg de polenta en quelques secondes… Je vous laisse imaginer la douleur et l’angoisse. On peut véritablement parler de torture.
De plus, les quantités sont augmentées de jour en jour.
Le gavage provoque une maladie, la stéatose hépatique, sorte de cirrhose du foie. Les cellules du foie se trouvent envahies de graisse, ce qui est le but recherché par les éleveurs. D’ailleurs tout le canard se trouve engraissé et un gros dépôt de cellules graisseuses se fait notamment au niveau du poitrail, ce que les éleveurs appellent le magret. Le mot magret a été inventé dans les années 1950 pour écouler d’autres parties que le foie du canard gavé. Le magret de canard est donc toujours issu d’un canard gavé, ce qu’on ignore souvent.
Après douze à quinze jours de gavage, les canards sont emmenés à l’abattoir. Là, ils sont étourdis par électrocution, puis égorgés. Comme dans tout abattoir industriel, les cadences sont élevées et il n’est pas rare que les oiseaux soient égorgés encore conscients et voient les autres se faire égorger avant de l’être eux-mêmes.
Les canards sont ensuite plumés, puis éviscérés, le foie en premier, bien sûr. Il fait à ce moment-là dix fois son poids normal.
Les plumes sont aussi utilisées, dans l’ameublement notamment (matelas, canapés, etc.).
Voilà donc la vie d’un oiseau destiné au gavage. Il ne vivra que trois mois, alors que son espérance de vie est d’environ vingt ans.
Notons que je n’ai parlé ici que du mode de production le plus répandu : aujourd’hui, ce sont en très grande majorité des canards mulards qui sont élevés pour le foie gras et non des oies. En effet, ils sont plus rentables que les oies, car ils ne nécessitent que deux gavages par jour au lieu de trois.
D’autre part, le gavage se fait aujourd’hui par pompe hydraulique, au lieu de l’entonnoir, également pour des raisons de rendement. La production de foie gras est très majoritairement industrielle, malgré les discours de la filière qui en appelle à la tradition…
Comment expliquer l’hypocrisie dont la Suisse fait preuve, elle qui interdit la production de foie gras sur notre territoire car elle reconnaît la pratique cruelle, mais en importe en masse de l’étranger ?
La Suisse a adopté la Loi de Protection animale (LPA) en 1978. Depuis cette date, le gavage est interdit en Suisse, car considéré comme cruel. C’est pourquoi il n’y a pas de production de foie gras en Suisse et que tout le foie gras consommé ici provient de l’étranger.
En novembre 2018, l’association Stop Gavage Suisse et l’association Quatre Pattes ont commandé un sondage représentatif sur le foie gras à l’institut DemoScope.
Celui-ci a révélé ce qu’on savait déjà : ce sont en grande majorité les romands qui mangent du foie gras. Et globalement, sur la Suisse entière, seuls 30% des suisses mangent du foie gras.
D’ailleurs, la Migros, qui est le principal importateur et revendeur de foie gras en Suisse, n’en vend qu’en Romandie et un peu au Tessin : elle n’en vend pas en Suisse alémanique.
On explique cette différence par les influences culturelles (et publicitaires !) de la France et de l’Allemagne respectivement sur la Romandie et la Suisse alémanique. Le Tessin se situe vraiment entre les deux. Il faut savoir que la France est de très loin le premier producteur et consommateur au niveau mondial, avec 75% de la production et 75% de la consommation. Comme elle exporte en Suisse, au Japon, en Angleterre et ailleurs, elle est obligée d’importer pour son marché intérieur, depuis la Bulgarie notamment.
Bien que seuls 30% des suisses consomment du foie gras, la Suisse est le premier pays auquel la France exporte du foie gras, avec près de 300 tonnes par an.
La Suisse importe donc majoritairement depuis la France (90%) et un peu depuis la Hongrie (10%, notamment du foie gras d’oie).
Le sondage a montré que les autres critères comme l’âge, le sexe, le niveau d’étude ou les revenus n’avaient pas beaucoup d’influence sur la consommation ou la non-consommation de foie gras. C’est vraiment la région linguistique qui fait la différence.
Il faut noter que la majorité des Suisses considèrent que le gavage est de la maltraitance animale, avec une moindre proportion chez les consommateurs de foie gras, ce qui s’explique bien entendu par la tentative de ces derniers de réduire leur dissonance cognitive en minimisant la souffrance infligée aux oiseaux.
On remarque tout de même que 38% des suisses ignorent que le gavage est interdit en Suisse. Il y a encore un grand travail d’information à faire !
Une majorité des personnes qui refusent le foie gras le font pour des raisons éthiques, les autres le plus souvent parce qu’ils n’en aiment pas le goût.
Et enfin, on s’est rendu compte que la plupart des gens ignorent que le magret provient d’un oiseau gavé. Là encore, un travail d’information s’impose.
C’est la tradition. Comment abattre cet arbre qui cache la forêt ?
L’argument de la tradition est très souvent invoqué pour justifier le statu quo, notamment par les politiciens romands. Je pense que cet appel à la tradition a deux raisons : d’une part, étant donnée la présence culturelle de la France et surtout des publicités de la filière française, il est possible que les romands intègrent l’idée que c’est un produit traditionnel. En réalité, il ne serait traditionnel que dans le Périgord, et pas tellement sur les rives du Léman. D’autre part, les romands sont tellement nombreux à en consommer (71%), qu’ils ont l’impression que ça a toujours été le cas. C’est bien entendu faux.
Dans la bouche d’un politicien, on doit imaginer qu’il ne veut pas se mettre en porte-à-faux avec son électorat, qui consomme en grande majorité du foie gras.
Quand on regarde le sondage, on s’aperçoit que les gens ne consomment du foie gras non par tradition (13%), mais parce qu’ils aiment le goût (75%) et parce qu’on leur en propose (25%).
Avec le sondage, il est maintenant facile de combattre l’argument tradition.
On voit que chez les consommateurs, il s’agit d’une question de goût et d’opportunité. On est vraiment dans une opposition classique entre l’intérêt égoïste du consommateur – le goût – et la position éthique – la torture animale. Cette opposition est la même que dans d’autres questions animales.
Quelle est la mission de Stop Gavage Suisse ?
La mission de Stop Gavage Suisse est de faire interdire l’importation et le commerce de foie gras en Suisse.
C’est évidemment une lutte très sectorielle, mais qui concerne tout de même environ un million d’oiseaux, en comptant les femelles broyées à la naissance.
D’autre part, en tant que premier pays importateur de foie gras, une telle interdiction aurait très certainement des répercussions sur la production française, y compris en terme d’image du foie gras chez les consommateurs français. Il faut savoir que les associations françaises L214, CIWF, etc. sont allées au bout de ce qu’il était possible de faire à l’interne, en allant jusqu’à porter plainte contre la France auprès de l’Union Européenne, plainte qui a été classée sans suite… Il nous paraissait utile d’attaquer cette filière depuis l’extérieur.
La situation en Suisse est particulière et permet a priori de mener à bien cette mission :
seule une minorité des suisses consomme du foie gras
la Suisse ne fait pas partie de l’Union Européenne, ce qui lui laisse plus de possibilités pour interdire un produit
l’interdiction du gavage fait que l’importation est déloyale pour les paysans suisses qui, sur cette question, sont du même côté que nous…
La promotion du véganisme et des alternatives aux produits carnés fait-elle, selon toi, partie intégrante de la lutte contre le spécisme ?
Je pense que la promotion du véganisme et des alternatives aux produits carnés fait effectivement partie intégrante de la lutte contre le spécisme. Je vais préciser mon propos.
La lutte contre le spécisme est une lutte politique : les animaux doivent devenir des patients moraux. Leurs intérêts doivent être pris en considération.
Si on veut être antispéciste, alors logiquement, on doit, par cohérence pratique, devenir végane. Il est donc important qu’il soit socialement possible d’être végane, pour convaincre qu’on peut être antispéciste en pratique, et pas seulement dans l’idée.
Inversement, si les alternatives aux produits carnés se développent, il devrait y avoir plus de gens qui cessent de manger de la viande, ou qui réduisent leur consommation de viande. Il est ensuite plus facile pour eux de devenir antispécistes, ou au moins de considérer positivement les idées antispécistes si le pas, en pratique, est plus facile à faire.
Si on parle de viande de culture, il s’agit là encore de produits carnés, mais qui n’ont pas nécessité d’exploitation animale ni d’abattage pour être produits. Ils s’adressent aux mangeurs actuels de viande, pas aux végés. Leur intérêt réside dans le fait de réduire rapidement le nombre de victimes animales sans avoir d’abord à changer les mentalités ni les habitudes des carnistes. Cette piste me semble très intéressante, car elle peut donner de bons résultats sans bousculer beaucoup l’ordre établi. On ne peut pas l’ignorer, car elle peut sauver beaucoup de vies rapidement. Bien entendu, elle ne suffit pas, et il faudra continuer le travail politique pour faire reconnaître le statut moral des animaux.
Plus d’informations : www.stopgavagesuisse.ch
Crédits photos : L214, Stop Gavage Suisse, Vier Pfoten
- propos recueillis par CL -
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