En ce vendredi 14 juin 2019, les inégalités, discriminations et oppressions subies par les femmes seront une nouvelle fois dénoncées, notamment par un mouvement de grève et de nombreuses actions à travers la Suisse. Comment, selon vous, les luttes féministe et antispéciste convergent-elles ? Nous avons posé cette question à six personnes impliquées dans la lutte contre les inégalités.
Avant de découvrir leurs réponses, revenons quelques instants sur l’origine de cet événement. Le 14 juin 1991, 500’000 femmes à travers la Suisse ont fait grève, à l’appel de l’USS (Union syndicale suisse). Ce mouvement de protestation avait pour objectif de faire appliquer l’article constitutionnel fédéral sur l’égalité hommes-femmes inscrit dix ans plus tôt, le 14 juin 1981. Il aura fallu encore cinq ans pour que son application législative soit enfin effective, en 1996. La journée du 14 juin 1991 a, dans l’esprit des gens, largement contribué à cette mise en œuvre.
Malheureusement, 23 ans plus tard, en 2019, force est de constater que l’égalité entre les sexes n’est pas la règle et que les femmes continuent bien trop souvent à recevoir une considération moindre que les hommes.
(Les réponses sont présentées par ordre alphabétique.)
Yves Bonnardel
Philosophe et militant antispéciste
Je ne sais pas trop si les luttes convergent ; je dirais qu’elles attaquent une matrice culturelle assez similaire, qui est inégalitaire, hiérarchiste et donc méprisante, et qui fait que les intérêts de certains valent plus que ceux des autres (c’est parfois un euphémisme !), au point que ceux-là peuvent agresser les autres, par exemple, et instrumentaliser leur corps.
Ces matrices culturelles, qu’on appelle sexisme et spécisme et qui sont liées à des rapports de domination, ont en commun de considérer respectivement les hommes et les humains (j’aurais pu ajouter les Blancs ou les adultes, et les personnes neurotypiques – normales, et les bien-nommées élites) comme des êtres supérieurs, des êtres de culture, d’histoire, d’éducation, de liberté, d’autonomie, de raison, de subjectivité, d’individualité, de dignité, et de considérer les femmes et les animaux (etc.) comme des êtres de nature, rivés à leur nature particulière (de sexe, d’espèce, etc.), peu individuels, à la subjectivité réduite, à la raison déficiente : non pas des êtres souverains, mais les unes des incarnations d’un Éternel féminin dévalorisant et qui les voue à enfanter et élever et faire la bouffe et être un sexe, et les autres des spécimens de leur espèce (ou, de l’animal), qui les voue grosso modo à être bouffés, en tout cas eux aussi dominés et instrumentalisés.
Ces deux luttes attaquent une matrice culturelle assez similaire, qui est inégalitaire, hiérarchiste et donc méprisante, et qui fait que les intérêts de certains valent plus que ceux des autres (c’est parfois un euphémisme !), au point que ceux-là peuvent agresser les autres, par exemple, et instrumentaliser leur corps.
Les membres du groupe dominant, libres, souverains et créateurs, se voient comme émergeant de la nature pour la maîtriser et la refaçonner à leur guise, et voient les membres des groupes dominés comme immergés dans la nature, déterminés par leur nature (féminine, animale, etc.), condamnés à reproduire toujours du même, vu leurs faibles capacités… Les dominants ont un corps (un sexe, etc.), qu’ils maîtrisent par la raison, quand les dominé-e-s sont un corps (un sexe…), qui les domine par ses pulsions, ses passions, ses instincts, etc. [note : cf. les travaux de Colette Guillaumin, qui portent sur la naturalisation de sexe ou de race : Sexe, race : pratiques du pouvoir et idée de Nature, éd. Côté-Femmes, 1992].
Dans la pratique, ça aboutit à ce que certains, du fait qu’ils font partie de tel ou tel groupe et qu’ils ont telle ou telle caractéristique censée fonder le groupe (l’intelligence, par exemple), se considèrent supérieurs, et du coup considèrent qu’il est dans la nature des choses qu’ils disposent des autres, parce qu’ils sont inférieurs. Que ces idées de supérieur ou d’inférieur ne veulent plus rien dire aujourd’hui et qu’on doive les rejeter en matière de morale et de politique, ça n’est jamais posé sur le tapis. C’est pourtant ce que fait l’argumentaire antispéciste, notamment l’argumentaire de Peter Singer qui porte sur la notion même d’égalité (et qui a donné la notion d’égalité animale, mais qui n’est rien d’autre que… l’égalité).
Certains, du fait qu’ils font partie de tel ou tel groupe et qu’ils ont telle ou telle caractéristique censée fondée le groupe (l’intelligence, par exemple), se considèrent supérieurs, et du coup considèrent qu’il est dans la nature des choses qu’ils disposent des autres, parce qu’ils sont inférieurs. Les combats féministe et antispéciste se mènent pareillement en partie au nom de l’exigence d’égalité.
Je dirais qu’en tout cas, les oppressions convergent. De nombreuses études montrent que plus on est sexiste, plus il y a de chances qu’on soit raciste, et réciproquement. Et de plus en plus de nouvelles études, plus récentes, montrent également qu’il y a alors plus de chances qu’on soit particulièrement spéciste, et réciproquement. Les gens les plus spécistes sont le plus souvent aussi les plus racistes et les plus sexistes. Bref, il y a à la fois un schéma culturel assez similaire dans tous ces cas, et aussi un schéma caractériel, identitaire, assez similaire, qui fait qu’il y a une corrélation statistique très nette [note : l’un des premiers à avoir travaillé sur la question est un Lausannois, dont le travail a été publié des années plus tard : Jonathan Fernandez, Spécisme, sexisme et racisme. Idéologie naturaliste et mécanismes discriminatoires, Nouvelles Questions Féministes 34/1 (dossier Imbrication des rapports de pouvoir), 2015].
Enfin, là où les luttes pourraient avoir un point commun, c’est justement par rapport à l’idée d’égalité dont je parlais plus haut : les combats féministe et antispéciste se mènent pareillement en partie au nom de l’exigence d’égalité. Mais malheureusement, pour l’instant, le rapprochement s’arrête là, car si les femmes demandent l’égalité sociale et politique, c’est-à-dire d’avoir les mêmes droits et possibilités que les hommes, cette revendication est en revanche faite au prétexte, non pas qu’on est tous et toutes des êtres sensibles, sentients, dont on doit également prendre en compte les intérêts, et au bonheur desquels la société doit veiller, mais au nom de l’appartenance à l’humanité, de notre commune humanité (qui exclut donc les non-humains). Il me semble que c’est bien compréhensible, quand on a justement été exclue du club de ceux qui ont droit à l’intégrité corporelle et au respect individuel, qu’on souhaite pouvoir enfin l’intégrer, ce club si fermé.
C’est du ressort et de la responsabilité de tous les humains, quels qu’ils soient, et particulièrement ceux qui sont le plus en position dominante, de déclarer leur refus de leur humanité, en tant qu’elle signe le massacre le plus grand qui ait jamais été orchestré.
Ça ne me paraît donc pas très juste de lancer la pierre, à ce niveau-là. En tout cas, je pense que ça n’a pas de sens de demander aux seuls groupes humains opprimés de dénoncer ces histoires d’appartenance à l’humanité (l’alpha et l’oméga de l’éthique et de la politique en régime humaniste), mais qu’il faut au contraire souligner que c’est du ressort et de la responsabilité de tous les humains, quels qu’ils soient, et particulièrement ceux qui sont le plus en position dominante (des gens comme moi, par exemple : couillus, à la peau claire et bien situés socialement), de déclarer leur refus de leur humanité (l’humanité étant alors vue comme une appartenance et une identité de domination, comme la virilité ou la blanchité : à la fois une appartenance socio-politique et un standing social), en tant qu’elle signe le massacre le plus grand qui ait jamais été orchestré.
Lucile Brosy
Militante antispéciste
Avant de m’intéresser à l’éthique animale et de rejoindre le mouvement antispéciste, je me suis tout d’abord engagée au sein du mouvement féministe. Selon moi, les mouvements féministe et antispéciste se rejoignent, outre le fait que ce sont des mouvements progressistes, sur la remise en question de l’idée de nature.
En effet, le groupe des femmes est sans cesse ramené à sa nature et à son instinct. Il existerait une essence féminine, naturelle et immuable. De plus, tout ce qui serait naturel serait forcément bon. Mais cette idée-là, fortement critiquable, légitime les violences et les discriminations quotidiennes que subissent les femmes. Il en est de même pour les animaux, auxquels on nie toute forme d’individualité, d’intelligence et de sentience. Ce rappel à la nature nous empêche d’avancer vers plus de justice et d’égalité.
Les mouvements féministe et antispéciste se rejoignent sur la remise en question de l’idée de nature. Leur force se manifeste dans cette capacité à renverser les vieilles logiques, à démontrer que presque rien n’est inné et que nos relations au monde sont construites. Celles-ci peuvent donc évoluer.
Selon moi, la force des mouvements féministe et antispéciste se manifeste dans cette capacité à renverser les vieilles logiques, à démontrer que presque rien n’est inné et que nos relations au monde sont construites. Celles-ci peuvent donc évoluer. Démontrer cela, lutter contre notre propre essentialisation et celle des animaux, c’est réinventer des relations saines et de nouveaux critères de justice sociale. Sur ce terrain là, ces deux combats se rejoignent et je ne serais peut-être pas devenue antispéciste, si je n’avais pas questionné la naturalisation des rapports de genre. J’ai compris qu’en luttant pour mes droits, je ne devais pas tenter de gravir les échelons, en m’élevant au dessus des animaux, mais plutôt que je devais renverser l’échelle.
Donc si je milite aujourd’hui, notamment en période de grève, c’est pour que je ne sois plus considérée seulement comme une femme, mais comme un individu ayant des intérêts à part entière, qui doivent aussi être considérés. Il en va de même pour tous les autres êtres sentients. Tant que toutes les femmes et les animaux ne seront pas libres, je continuerai.
J’ai compris qu’en luttant pour mes droits, je ne devais pas tenter de gravir les échelons, en m’élevant au dessus des animaux, mais plutôt que je devais renverser l’échelle. Tant que toutes les femmes et les animaux ne seront pas libres, je continuerai. (Lucile Brosy)
Virginia Markus
Auteure et militante antispéciste
Lorsque l’on défend un idéal de justice et que l’on a fait cet effort de déconstruire les fausses croyances sur la base desquelles notre société promeut des discriminations, il paraît évident que l’on se doive de calquer nos revendications égalitaristes à toutes les catégories de populations qui ont un intérêt à ne pas être opprimées. Dans ce sens, il paraît relativement logique qu’en tant que féministes, nous soyons également contre le racisme, l’homophobie... et le spécisme. Mais pour cette lutte spécifique aux droits des autres animaux, il semblerait que l’évidence ne soit pas de mise. En effet, on perçoit une sorte de concurrence intra-militante auprès de certaines femmes qui se sentent rabaissées à l’idée que leur lutte soit mise sur un pied d’égalité avec celle qui prône la fin de l’exploitation des animaux.
Pourtant, cette attitude de réticence est tout à fait similaire à celle qu’ont adoptée les détenteurs du pouvoir racial ou machiste. Ainsi, plutôt que de chercher à hiérarchiser les luttes et les souffrances, les milieux militants gagneraient en force et en cohérence s’ils acceptaient l’idée que les oppressions des un-e-s par les autres sont par définition intolérables. Et que donc, il y a lieu de refuser systématiquement la pérennité des discriminations arbitraires sur la base des critères physiques ou biologiques. Que l’on soit une femme, une personne intersexe, une personne homosexuelle, une personne racisée ou un animal, nous ne méritons pas d’être opprimé-e en raison de notre apparence, notre orientation sexuelle ou de notre espèce.
Plutôt que de chercher à hiérarchiser les luttes et les souffrances, les milieux militants gagneraient en force et en cohérence s’ils acceptaient l’idée que les oppressions des un-e-s par les autres sont par définition intolérables. Et que donc, il y a lieu de refuser systématiquement la pérennité des discriminations arbitraires sur la base des critères physiques ou biologiques.
Il s’agit surtout de faire entendre aux milieux féministes que la convergence ne minimise pas les souffrances subies par les femmes, mais au contraire, en prend acte et précisément, cherche à étendre une idée de justice de manière la plus large possible. Il s’agit de reconnaître les injustices subies par les femmes et les personnes racisées par exemple, et donc, avoir comme revendication le fait de ne pas accepter qu’elles soient perpétrées à l’égard d’autres catégories de population telles que les animaux. Si l’on dénonce une injustice que l’on subit, il paraît évident que l’on ne devrait pas se comporter de manière oppressive envers d’autres individus. De cette manière, il y a lieu d’observer et d’accepter les liens intrinsèques entre les oppressions faites aux femmes (viol, harcèlement, inégalités sociales, féminicide, etc.) et celles subies par les animaux (viol procréatif, mutilations, exploitation et mise à mort) pour ainsi revendiquer la fin de toutes les abominations dont les sources sont strictement les mêmes : patriarcat, capitalisme et spécisme.
Charles Mittempergher
Militant antispéciste
Selon moi, le lien entre la lutte pour le droit des femmes et le droit des animaux est évident. Les deux luttes sont des luttes d’émancipation pour sortir de dominations millénaires et arbitraires, respectivement des hommes sur les femmes et des humain-e-s sur les autres animaux. Les raisons utilisées pour justifier l’une et l’autre de ces dominations sont les mêmes. On a l’idée d’une nature féminine et d’une nature animale, dont l’essence justifierait leurs dominations par les humains mâles. De la même manière que les femmes sont inférieures et à disposition des hommes pour satisfaire tous leurs désirs (sexuels), les animaux sont inférieurs et à disposition des hommes (et des femmes) pour satisfaire tous leurs désirs (gustatifs).
La lutte contre les dominations masculines mises en avant par les luttes féministes doit impérativement questionner cette idée d’un ordre pseudo-naturel, hommes > femmes > enfants > animaux, laissant les individus à droite être dominé-e-s par celles et ceux à leur gauche. Cet ordre donnerait des droits aux un-e-s sur les autres en utilisant des critères complètement arbitraires. Tout comme le sexe n’est pas un critère valable pour dominer, violenter, agresser quelqu’une, l’espèce n’est pas un critère valable pour dominer, violenter, tuer et manger quelqu’un-e.
Tout comme le sexe n’est pas un critère valable pour dominer, violenter, agresser quelqu’une, l’espèce n’est pas un critère valable pour dominer, violenter, tuer et manger quelqu’un-e. La convergence des luttes s’observe dans les imbrications de leurs conditions d’opprimé-e-s. Il est temps que les deux mouvements réalisent qu’ils ont un ennemi commun.
La convergence des luttes s’observe dans les imbrications de leurs conditions d’opprimé-e-s. Par exemple, l’objectification systématique de ces deux groupes dominés – un animal est un morceau de viande sur pattes et non un individu, une femme est un objet de plaisir sur pattes – se retrouve dans le langage qui fait passer les animaux et les femmes comme objets de désirs interchangeables, car étant tous et toutes des non-humains-mâles. L’expression un joli morceau s’applique par exemple dans le langage courant tant à un morceau de la chair d’un animal qu’on trouve appétissant qu’au corps d’une femme qu’on souhaite utiliser pour satisfaire ses désirs. Une chienne désigne à la fois un animal et une femme, une cochonne également. Comme si une chienne ou une cochonne étaient des êtres inférieurs et ne méritaient pas notre considération...
La masculinité et la virilité sont définies par rapport à la viande et à la domination des femmes. Un homme qui refuse de tuer des animaux sera perçu par ses pairs comme étant faible, sensible, fragile, émotif, des qualificatifs considérés comme étant négatifs et attribués communément… aux femmes ! Un homme, un vrai, ça mange de la bidoche et ça couche avec beaucoup de femmes. Un vrai tableau de chasse.
En consommant des animaux, et en le justifiant, on fait appel exactement aux mêmes raisonnements sexistes utilisés par les hommes pour dominer les femmes (nature, traditions, plaisir, rôle essentiel et immuable, etc.). En refusant d’exploiter les animaux, on refuse à nouveau cette domination masculine, violente et injuste. Je pense qu’il est temps que les deux mouvements réalisent qu’ils ont un ennemi commun.
L’appropriation par autrui s’accompagne d’une dépossession de soi. C’est être considéré-e comme un être de second rang, à la marge de la sphère citoyenne ou carrément en dehors du cercle de considération morale. (Axelle Playoust-Braure)
Willène Pilate
Militante animaliste et féministe
La lutte féministe et la lutte antispéciste, bien qu’ayant leurs caractéristiques propres, s’inscrivent toutes les deux comme opposantes au système oppressif qu’est le patriarcat.
Profondément violent, le patriarcat classe tous les êtres selon une hiérarchie arbitraire qui sert ses intérêts. Ainsi, l’homme (entendez le mâle humain) est au sommet de cette hiérarchie, et c’est l’homme qui va décider de la place de toutes celles et ceux qui ne sont pas homme. Le patriarcat, grâce à tous ses défenseurs, va mettre en place une propagande pour justifier l’exploitation du corps des femmes comme l’exploitation du corps des animaux. En utilisant la nature humaine ou les traditions par exemple, le patriarcat se maintient à grande échelle. Que ce soit dans la lutte féministe ou la lutte animaliste, nous devons argumenter contre les mêmes détracteurs, les mêmes réactionnaires, nombreux, qui se battent pour maintenir ce système.
Le féminisme, comme l’antispécisme, sont donc des mouvements d’abolition des violences du patriarcat.
Les corps des femmes doivent appartenir aux femmes, comme ceux des animaux doivent appartenir aux animaux. La convergence devrait se faire facilement, parce qu’il est difficile de se battre pour la libération des corps des femmes, tout en consommant les corps des animaux.
Ce sont également des mouvements de libération : libérer les corps des femmes comme les corps des animaux des oppressions patriarcales est le but ultime. Ces deux luttes cherchent à faire émerger un regard totalement neuf sur les femmes et sur les animaux. C’est une révolution dans la manière de percevoir l’autre, le corps de l’autre. Ce ne sont plus des corps utilitaires, ou exploitables, ou consommables. Les corps des femmes doivent appartenir aux femmes, comme ceux des animaux doivent appartenir aux animaux.
Ce changement profond des mentalités devrait rapprocher toutes les luttes qui cherchent à renverser l’ordre établi et à abolir les discriminations. Et la convergence devrait se faire facilement, parce qu’il est difficile de se battre pour la libération des corps des femmes, tout en consommant les corps des animaux.
Axelle Playoust-Braure
Co-rédactrice en chef de L’Amorce, revue en ligne contre le spécisme
Des liens forts, mais une convergence qui ne va pas de soi
Les convergences entre luttes féministe et antispéciste peuvent se penser de différentes manières, selon que l’on s’intéresse à ce qui est vécu par les individus concernés, aux similarités stratégiques, aux événements historiques… Pour clarifier un peu tout ça, on peut distinguer les similarités spécisme/sexisme des influences réciproques entre les deux mouvements qui les combattent.
Deux situations de moindre pouvoir
Femmes et animaux non humains constituent deux groupes faisant l’objet d’un traitement différencié sur la base de leur appartenance de classe respective (de sexe et d’espèce). Si l’on veut bien reprendre le cadre d’analyse proposé par la sociologue Colette Guillaumin (bien qu’elle n’ait pas elle-même discuté de la situation des animaux), femmes et non-humains subissent des rapports sociaux d’appropriation : considéré-e-s sous un angle utilitaire, c’est-à-dire avant tout comme des corps, des choses, des biens, elles et ils font l’objet de rapports sociaux qui tendent à les réduire à des moyens au service de fins qui leur sont extérieures (la satisfaction des intérêts – sexuel, gustatif ou autre – d’autrui).
Il s’agit là de situations de moindre pouvoir (juridique, politique, coutumier). Les subir, c’est ne pas s’appartenir pleinement, ne pas être souverain-e de son temps, de ses activités. C’est aussi être un corps sous contrôle, dont la propriété peut être à tout moment revendiquée par autrui (normes esthétiques contraignantes, harcèlement de rue, viols, féminicides ; animalisation des corps par l’eugénisme ou les mutilations, chasse, pêche, etc.). L’appropriation par autrui s’accompagne donc d’une dépossession de soi. C’est voir ses possibilités de vie et ses opportunités réduites, contenues, ses préférences bafouées ou carrément niées. C’est être considéré-e comme un être de second rang, à la marge de la sphère citoyenne ou carrément en dehors du cercle de considération morale.
Femmes et non-humains subissent des rapports sociaux d’appropriation : considéré-e-s sous un angle utilitaire, c’est-à-dire avant tout comme des corps, des choses, des biens, elles et ils font l’objet de rapports sociaux qui tendent à les réduire à des moyens au service de fins qui leur sont extérieures (la satisfaction des intérêts – sexuel, gustatif ou autre – d’autrui).
L’appartenance à un groupe subalterne a également des conséquences sur la façon dont on est appréhendé-e par les autres et représenté-e culturellement. Bien souvent en effet, l’appartenance à tel ou tel groupe démographique marginalisé devient une sur-définition sociale qui prend toute la place, qui colore d’emblée les regards et les attitudes, qui crée un filtre stéréotypé, limitatif et prescriptif. On est perçu-e avant tout et immédiatement comme femme ou non humain-e (il en est de même pour les racisé-e-s, les handicapé-e-s, les enfants, les rroms), c’est-à-dire comme essentiellement différent-e, autre. Le caractère unique et les potentialités diverses passent au second plan. Ce qui a été appelé syndrome de la schtroumpfette par Katha Pollitt en 1991 est éclairant à cet égard : alors qu’au pays des Schtroumpfs on trouve une grande variété de Schtroumpfs mâles, aux tempéraments divers et variés (Schtroumpf paresseux, Schtroumpf grognon, le poète, le farceur, le bricoleur…), l’unique Schtroumpfette a pour seule et principale caractéristique d’être… une femme. C'est son caractère spécifique qui la définit toute entière !
Pour les animaux non humains, c’est encore plus clair ; tellement clair, en fait, qu’il est bien souvent difficile de les démassifier, de voir des individus sous le pelage, les écailles, les plumes. Même si les avancées et la vulgarisation des recherches en éthologie contribuent à changer notre regard sur les autres animaux, il reste qu’une très grande homogénéisation infra-espèce demeure (c’est-à-dire qu’au sein d’une espèce, chaque individu est vu comme programmé et déterminé pour exprimer tel comportement et jouer tel rôle dans un écosystème, par exemple être une proie). Cette homogénéisation est renforcée dans le cas de l’élevage et de l’aquaculture, par une production en série et un contrôle phénotypique de plus en plus poussé des animaux (les poulets de chair, les poules pondeuses, les vaches laitières…), qui les enferme dans un rôle, un usage, une fonction sociale bien délimitée.
Pour les animaux non humains, il est bien souvent difficile de les démassifier, de voir des individus sous le pelage, les écailles, les plumes. Même si les progrès et la vulgarisation des recherches en éthologie contribuent à changer notre regard sur les autres animaux, il reste qu’une très grande homogénéisation infra-espèce demeure, qui les enferme dans un rôle, un usage, une fonction sociale bien délimitée.
On voit bien que femmes et non-humains ne subissent pas les mêmes types d’appropriation. Le sexage (terme utilisé par Guillaumin pour désigner l’appropriation des femmes), l’aquaculture et l’élevage, la chasse ou la pêche sont des rapports sociaux différents, avec leurs propres modes opératoires, logiques, outils, histoire, économie, évolution. De même, chaque individu ne vit pas cette situation de la même façon, n’y fait pas face avec les mêmes armes, n’a pas les mêmes opportunités et ressources pour y résister ou s’y soustraire.
Des liens historiques, idéologiques, militants
Différents donc, mais suffisamment comparables pour que de puissants liens historiques se soient tissés entre les mouvements féministe et antispéciste. Très tôt au sein du mouvement féministe par exemple, on observe une solidarisation avec ce que subissent les autres animaux, notamment ceux victimes d’expériences dans les laboratoires (pensons à la Brown Dog affair). Pensons également à Louise Michel, communarde féministe ayant exprimé à de nombreuses reprises et sans ambiguïté son empathie et sa solidarité socialiste envers les animaux brutalisés. Ces liens n’ont suscité que peu d’intérêt, y compris de la part du monde académique, si ce n’est dans les réflexions écoféministes à qui l’on doit une théorisation des liens entre domination masculine et suprématisme humain. Cette thérisation se fonde principalement sur une critique épistémologique de la bipartition idéologique du monde selon l’axe hiérarchisé humain-sujet-social-actif, animal-objet-naturel-passif. La psychologie sociale apporte également du grain à moudre à cette réflexion sur les convergences, dans la mesure où certains travaux soutiennent qu’idéologies sexiste et spéciste cohabitent bien volontiers et peuvent même se renforcer l’une l’autre.
Un autre élément incontournable, lorsque l’on veut creuser cette question des liens et convergences, est la dimension genrée, viriliste de la consommation carnée. Carol J. Adams est peut-être celle qui a le plus écrit sur ce poncif tenace : aux hommes les barbecues, les burgers sanglants, la viande rouge (symbole de puissance) ; aux femmes la nourriture végétale, mieux adaptée à cette passivité naturelle qui leur colle à la peau (épilée, par ailleurs). Dans certaines représentations publicitaires et culturelles, femmes désirables et animaux délicieux se confondent même en un corps-type, disponible et appétissant : un corps sujet à prédation.
Chaque individu ne vit pas cette situation d’appropriation de la même façon, n’y fait pas face avec les mêmes armes, n’a pas les mêmes opportunités et ressources pour y résister ou s’y soustraire.
En raison des rapports de pouvoir antagonistes que j’ai décrit plus tôt, où l’appropriation des un-es assure les privilèges des autres, il demeure difficile de mettre en place ou même d’imaginer des relations égalitaires entre hommes et femmes, humain-e-s et autres animaux. Par solidarité animale, et malgré la végéphobie, certain-e-s refusent de continuer à consommer les produits issus de l’exploitation animale. Par conscience de l’arnaque que peuvent actuellement représenter pour les femmes les rapports hétérosexuels, et malgré la pression latente à l’hétéronormativité monogame, certaines choisissent le lesbianisme politique ou tentent de penser de nouveaux rapports amoureux non fondés sur la possession et les normes genrées. Au croisement de ces deux voies de résistance, je ne compte plus les témoignages de femmes pour qui le renoncement au carnisme a exacerbé la conscience féministe, et vice-versa. Cette expérience particulière a même motivé la constitution de collectifs tels que FAR (Feminists for Animal Rights) ou Féministes antiespecistes.
D’autres dimensions de ces liens restent à découvrir et à décrire, et leur prégnance est fascinante. Il reste toutefois que spécisme et sexisme sont des systèmes bien distincts et que la convergence entre les deux luttes visant à les dépasser ne va pas toujours de soi. En cause tout d’abord, les dynamiques sexistes au sein du mouvement animaliste contemporain. Si certains semblent penser que dans la mesure où le mouvement antispéciste rejette tout critère arbitraire au profit de la sentience, cela fait de lui un milieu particulièrement exempt de comportements et attitudes sexistes, il s’agit en fait d’une vision bien éloignée de la réalité. Des prises de pouvoir aux prises de parole intempestives et prolongées de la part des hommes du mouvement, en passant par les blagues sexistes, les violences sexuelles et la solidarité masculiniste à toute épreuve, les femmes doivent composer avec un antispécisme qui leur est, à bien des égards, hostile. D’un autre côté, on peut rappeler que le travail des féministes restera incomplet voire contre-productif tant que les analyses et conclusions antispécistes y resteront à la marge, optionnelles, sous-considérées.
Féminisme et antispécisme sont deux branches d’un projet commun pour la fin des privilèges, des violences, des souffrances. C’est le projet d’un monde où l'on est soi avant d’être femme, individu avant d'être non-humain-e, où l’on fait de la place aux expériences et préférences des individus dont la vie peut se passer bien ou mal, bien et mal, et dont les intérêts doivent être pris en compte indépendamment de toute considération arbitraire. En attendant ce monde, j’apporte mon soutien sincère et sorore aux femmes en grève ce 14 juin.
- propos recueillis par CL -
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