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INVITÉE Virginia Markus, militante et auteure

Pour nous parler de militantisme, nous avons fait appel à Virginia Markus, qui nous explique comment passer de la philosophie à l’action.

« Il vient une heure où protester ne suffit plus. Après la philosophie, il faut l’action. » Comment cette citation de Victor Hugo résonne-t-elle en toi ?


Virginia Markus : Elle résume assez bien l’engagement militant. Chaque militant.e a commencé à un moment donné par se poser des questions sur la société, sur notre rapport aux autres animaux. Il a donc fallu philosopher, discuter de la situation avant de savoir véritablement comment prendre position. Mais la partie philosophique, bien qu’elle soit absolument nécessaire, ne suffit pas, de la même manière que toutes les méthodes militantes ne suffisent d’ailleurs jamais à elles seules. 


Dans mon dernier livre, Désobéir avec amour, j’insiste beaucoup sur la complémentarité des méthodes d’actions. Les personnes qui font la promotion du véganisme sont complémentaires à celles qui font des blocages d’abattoirs, par exemple. De telles manifestations ont clairement pour but de marquer les esprits et de mettre la philosophie antispéciste en action. Nous savons parfaitement que ce n’est pas en sauvant quelques animaux que nous allons arrêter l’élevage, mais le fait que des gens puissent voir des images de ces animaux heureux en parallèle à celles montrant d’autres animaux se faire massacrer fait bouger des choses dans la conscience, même si bien sûr, ce n’est pas suffisant. C’est le cumul et la complémentarité des méthodes utilisées qui permettront de produire un changement et rendront possible un basculement. Chaque militant.e a une sensibilité et une personnalité différentes et j’ai vraiment à cœur d’insister sur l’importance de ne pas dénigrer les autres formes de militantisme. Chacun doit pouvoir se retrouver dans une méthode qui lui convient. Si nous sommes conscient.e.s de nos possibilités et de nos limites, nous pouvons agir au plus juste et investir notre énergie là où nous nous retrouvons, plutôt que de ne pas agir du tout ou de nous larmoyer. Certain.e.s seront plus à l’aise en tenant des stands pour aller au contact des gens tandis que d’autres se montreront infaillibles dans des actions de désobéissance civile. Si elles visent bien entendu le même but, toutes les stratégies mises en place vont toucher des publics différents : avec une vitrine de boucherie cassée, la filière professionnelle et les politicien.ne.s vont subir une pression, tandis qu’en organisant une table ouverte sur le véganisme, ce sont les consommateurs et consommatrices qui seront touché.e.s. Il serait prétentieux de croire qu’une seule méthode suffirait à changer la situation actuelle des animaux. Il est vraiment fondamental de mesurer l’importance de la complémentarité des actions militantes. Si vous êtes sur le point de devenir militant.e, faites des actions en fonction des moyens qui sont les vôtres et mettez vos compétences propres au profit des animaux ! Par contre, j’encourage largement le fait d’oser sortir de sa zone de confort pour œuvrer en faveur d’un changement rapide et radical. Cela s’avère nécessaire. Tant que les actions restent purement symboliques, les gouvernements risquent de continuer à nous tourner en dérision. L’action directe a cela de fort qu’elle force la prise en considération sérieuse d’une question urgente. 

Quelles sont les revendications concrètes des militant.e.s antispécistes ?


La toute première revendication est de pouvoir considérer les autres animaux comme des individus à part entière et donc des sujets dignes d’être respectés dans leurs droits fondamentaux, à savoir le droit de ne pas être tués, exploités, maltraités ou commercialisés, entre autres. L’idée est qu’ils puissent être reconnus en tant que tels dans la législation, mais aussi et surtout dans les mœurs. Les humain.e.s ne devraient plus se comporter comme des dominant.e.s et donc des oppresseurs et oppresseuses vis-à-vis d’eux. Il s’agit donc de changer de regard sur ce que sont les autres animaux et apprendre à coexister ensemble plutôt que de rester dans un rapport de force et d’asservissement permanent. Pourtant, l’utopie serait que le monde entier devienne antispéciste d’un point de vue philosophique et politique et adopte un mode de vie végane. Malheureusement, les oppressions et les discriminations sont fortement ancrées dans nos sociétés, notamment envers les femmes ou les minorités. Mais même si l’idée d’une société parfaitement égalitaire semble illusoire à l’heure actuelle, nous pouvons faire évoluer les mœurs et notre législation – puisqu’en Suisse nous avons, en tant que citoyen.ne.s, la possibilité de le faire – afin de protéger davantage les intérêts des vulnérabilisés comme le sont les animaux, et donc les discriminant.e.s deviendraient condamnables par la loi. La justice peut imposer un certain nombre de règles et le droit à la vie et à l’intégrité psychocorporelle ne constitue rien de moins qu’un droit fondamental et minimal que nous devons exiger en société en faveur des animaux, afin que légal puisse rimer avec moral. Je me rappelle le discours d’une femme pratiquant la communication interespèce qui déplorait qu’il faille imposer par des lois des attitudes qui devraient être élémentaires pour tout un chacun. Mais puisqu’en Suisse, et plus généralement en Occident, nous sommes très à cheval sur l’administration pour rassurer les consciences, donner un fil conducteur des conduites humaines fait sens. D’autres cultures en revanche, comme celle des Jaïnistes ou des Bouddhistes cohérent.e.s, n’ont pas besoin de telles législations pour se comporter de manière morale avec les animaux. Nous pouvons dès lors nous questionner sur le fond de notre société occidentale.

En menant des actions fortes comme le blocage d'abattoirs, les activistes se mettent une partie de l’opinion publique à dos. N’est-ce pas contre-productif ?


L’opinion publique n’est pas le seul baromètre qui permet de mesurer l’évolution d’un mouvement social. Bien sûr, avoir l’opinion publique de son côté est une force, mais nous savons très bien que la majorité de la population actuelle tire profit du spécisme et de l’exploitation des animaux. Il est donc évident qu’en remettant en question ce rapport aux autres animaux, nous allons froisser cette majorité populaire, qui ne sera forcément pas du côté des antispécistes puisque si elle l’était, cela impliquerait qu’elle devrait changer radicalement de mode de vie. Or, lorsqu’on touche au confort des gens, ils réagissent de manière très forte et agressive face à des revendications qui chambouleraient leur quotidien et leur propre conscience morale. Trop se préoccuper de l’opinion publique peut être un frein à l’action. Si nous ne cherchions qu’à faire des actions qui vont dans le sens de l’opinion publique, nous ne ferions pas davantage avancer la situation. Inévitablement, si nous voulons changer cette dernière, il faut froisser certaines personnes qui profitent du système spéciste actuel. L’idée principale, c’est d’agir en se mettant à la place des animaux pour agir, plutôt que de se mettre dans la peau de leurs oppresseurs et oppresseuses.


On peut tirer des parallèles avec d’autres mouvements sociaux qui ont eux aussi, en leur temps, froissé dans un premier temps l’opinion publique : les féministes avaient non seulement les hommes contre elles, mais aussi une bonne partie des femmes qui étaient tellement conditionnées qu’elles ne pouvaient pas accepter de voir les Suffragettes casser des vitrines. On peut citer également les Rote Zora, en Allemagne, qui ont milité de manière offensive en faveur du droit à l’avortement. Un tel chamboulement n’est pas confortable, avec des revendications tellement responsabilisantes qu’on a envie de les fuir. 


Il faut aussi voir à quel point les politicien.ne.s vont s’engager ou pas. Pour les amener à se préoccuper d’un sujet tel que le spécisme, il sera incontournable de les confronter. Ce n’est donc pas contre-productif, au contraire ! Ce qui le serait, à mon sens, c’est d’une part l’inertie populaire, mais aussi la division interne du mouvement, lorsque certain.e.s militant.e.s condamnent les méthodes d’autres activistes. Donner une image divisée peut s’avérer néfaste pour notre combat alors que, ne l’oublions pas, nous poursuivons le même but. Une sorte de compétition à l’interne n’aurait aucun sens et il faut bien garder cela en tête, afin de rester centré.e.s sur notre revendication fondamentale : changer la législation et les mœurs en faveur des animaux. 

Sommes-nous en train d’assister à une convergence des luttes entre le mouvement antispéciste et d’autres mouvements ?


C’est encore discret pour l’instant. Il y a actuellement des mouvements convergents entre les féministes, des personnes qui militent pour le droit des personnes LGBTIQ+ ou contre le racisme, mais l’antispécisme semble encore être au démarrage de sa révolution. Malheureusement, de nombreuses féministes, par exemple, ne conçoivent pas qu’il puisse y avoir des liens entre les oppressions subies par les animaux et les oppressions subies par les femmes et qui considèrent même que cela serait rabaisser la lutte féministe que de la lier à la lutte antispéciste. C’est le travail des militant.e.s de montrer que ces liens existent et que ce n’est pas dévaloriser l’une ou l’autre des causes que de converger ensemble. C’est au contraire leur donner plus de poids puisqu’au final, toutes ces oppressions partent d’un même principe : le droit que certaines catégories de populations se donnent de discriminer d’autres catégories, avec pour conséquence que certaines d’entre elles ne sont pas respectées dans leurs droits fondamentaux. Les schémas sont les mêmes, il faut juste ouvrir un peu ses œillères pour le réaliser pleinement. Mais heureusement, des groupes convergents émergent et nous y travaillons ! 

Comment imagines-tu le futur ?


J’ai tendance à vivre et à agir dans l’instant présent et à court terme car j’ai la sensation que si nous nous attardons sur des projections et mettons notre énergie à viser un résultat, nous pouvons être très frustré.e.s si nous ne l’atteignons pas. Je ne saurais donc imaginer le futur mais ce qui est certain, c’est que nous sommes en train d’assister et de participer à une révolution en faveur des animaux. Et en faveur des questions égalitaristes et écologistes aussi. Dans quelques années, des choses auront évidemment changé au niveau de la législation et des consciences, mais le monde ne sera sans doute pas universellement antispéciste. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une convergence possible et même nécessaire entre le mouvement antispéciste et le mouvement écologiste, et que nous arriverons à nous retrouver sur certains points puisque nous aspirons à des valeurs similaires. Les écologistes connaissent parfaitement l’urgence de se mobiliser pour l’environnement et contre le réchauffement climatique. Si nous arrivons à nous rallier à eux et que les écologistes adoptent un discours antispéciste, nous gagnerons en force car il y a beaucoup plus de militant.e.s écologistes qui osent désobéir que de militant.e.s antispécistes. Je pense que d’ici à dix ans, il y aura déjà des changements majeurs dans ce sens. 


Aujourd’hui, la révolution antispéciste est en marche presque partout dans le monde, mais je pense que tous les pays n’arriveront pas à s’aligner suffisamment rapidement avant l’effondrement. Je ne pense pas être pessimiste, mais plutôt réaliste en affirmant que l’effondrement, c’est « maintenant ». Tout ce que nous pouvons faire si l’on souhaite une garantie de résultat, c’est d’agir avec notre conscience et notre cœur pour œuvrer dans l’instant présent. Quand l’on sait à quel point les gens sont attachés à leur confort et à leur porte-monnaie, la tâche semble d’ampleur, malheureusement. De manière régionalisée, nous verrons peut-être des villes ou des pays qui sauront s’aligner avec les valeurs que nous prônons, mais que ce soit universel, je n’y crois pas une seconde. Si l’on regarde par exemple l’évolution du féminisme, on constate que même dans les pays dont la législation s’est adaptée, la réalité en est encore bien loin. 


La clé, à mon sens, est vraiment de rester centré.e.s sur l’instant présent et nous dire que si nous pouvons changer quelque chose maintenant, il faut le faire. Il est primordial de mesurer l’urgence et d’agir à chaque instant au maximum de nos possibilités, plutôt que de viser un but lointain. Si aujourd’hui, nous pouvons changer la vie de trois cochons dans un élevage, eh bien faisons-le. Si nous pouvons bloquer un abattoir pendant une journée, faisons-le. En agissant ainsi, nous avons un impact direct et concret sur les individus que nous essayons de sauver. Nous ne pouvons pas savoir si dans trente ans, nous aurons réussi à abolir l’élevage et la production d’animaux. L’effondrement aura d’ailleurs peut-être déjà abouti si l’on en croit les prévisions scientifiques. Nous pouvons tendre vers un idéal, mais sans garantie de résultat ni temporalité.


Ma philosophie est celle-ci : sachant que l’effondrement est là, faisons en sorte que le temps qui nous reste sur terre soit le plus éthique possible pour toutes les catégories d’individus. Là, je pense que nous pouvons avoir un impact direct sur des vies autour de nous. Il est essentiel d’agir au plus près de nos valeurs, chaque jour, puisque c’est que là que nous avons une garantie de résultat. En sauvant des vies, nous n’anéantissons pas le système mais nous participons au changement. Les initiatives populaires vont permettre, elles aussi, je l’espère, d’aboutir à des changements à un moment donné, mais il faut être conscient que leur application peut s’étaler sur des décennies, notamment parce qu’il faut laisser le temps aux professionnel.le.s de s’adapter. Mais où serons-nous dans 25 ans ? Impossible de le savoir. Faire des projections sur lesquelles nous n’avons aucune maîtrise peut s’avérer usant, mais je comprends que certain.e.s se sentent rassuré.e.s et motivé.e.s de le faire pour se mettre en action. Tout dépend de sa propre perception. L’essentiel, c’est d’agir. Faire évoluer les consciences et forcer les politicien.ne.s à prendre en charge leur responsabilité à considérer la notion d’égalité, les animaux et l’environnement comme des urgences majeures, telles doivent être les uniques priorités. Tout le reste n’est que fioriture. Nous pouvons encore perdre des heures à tergiverser sur la transition énergétique et sur les conditions de détention ou d’abattage des animaux pour nous donner bonne conscience, mais c’est un changement concret, radical et soudain qui est nécessaire. 

 

 

Propos recueillis par Céline Liberale, décembre 2018

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